A retenir.

Intelligences artificielles, GAFA, interfaces vocales…
à mesure que le Net s’automatise
nous laisse-t-il encore réellement le choix ?

10mn de lectureLa question du « Choix » va être cruciale dans le développement des interfaces digitales dans les années à venir. La plateformisation des outils, le développement grandissant de l’intelligence artificielle et l’émergence des interfaces vocales posent très clairement la question de la marge de choix laissée aux internautes, voire aux consommateurs dans le futur Web ambiant.

Algorithmes et intelligences robotiques

On se souviendra qu’il y a moins d’un an, en pleine campagne électorale américaine, le rôle des algorithmes dans la diffusion de l’information avait été largement évoqué. Le monde des médias découvrait avec un mélange d’effroi et de fascination les fameuses « bulles cognitives« .
En surfant sur les réseaux sociaux, nous ne serions exposés qu’à des contenus qui confortent nos opinions et réduisent rapidement notre sphère de connaissance et de curiosité. Facebook, qui avait tenté un temps d’automatiser sa politique de gestion éditoriale avait du faire marche arrière devant deux écueils : la capacité de son algorithme à favoriser des contenus outranciers [1], excessifs – on ne parlait pas encore de fake news – et les accusations de réduction de l’exposition de certains contenus [2].

La faute aux algorithmes bien entendu, mais surtout au fait que ceux-ci ne soient conçus et pilotés sur une base d’objectifs chiffrés. Si je cherche à provoquer un maximum de clics sur mon contenu, j’ai tout intérêt à cibler les audiences les plus affinitaires avec celui-ci, donc les audiences partageant les mêmes centres d’intérêts – Facebook est extrêmement fort à ce jeu – voire qui participent à la construction et à la propagation de mes opinions. Travers humain compréhensible, il est plus facile de parler à une cible séduite que de tenter le prosélytisme. Tout marketeur vous le dira.

Ce travers de conception des principales interfaces du Net – les pages de résultats de recherche de Google, le fil d’actualité de Facebook… – n’en serait pas un s’il était la simple résultante d’une volonté humaine. Malheureusement, ce n’est pas aussi simple. Si les bulles cognitives existent à ce point, c’est principalement qu’elles sont générées par des programmes informatiques dont l’objectif est de maximiser nos réactions… Donc de nous plaire et de nous exposer à des contenus qui confortent nos opinions…

Algorithmes aujourd’hui, Intelligences artificielles demain. La puissance des futurs robots et leur capacité à traiter nos informations personnelles – non plus seulement un historique de cliks, mais des données comportementales complexes comme la mesure de nos réactions physiques ou nos interactions avec l’environnement domestique – va augmenter sensiblement la pertinence de ces bulles. Le but de l’intelligence artificielle va être au final de faire mouche à chaque fois, et de non plus seulement proposer un contenu – produit, service, utilisez le mot qui vous semble juste – qui nous plaise, mais également qui corresponde exactement à nos contraintes – physiques, temporelles, domestiques – du moment.

L’intelligence artificielle, c’est la « satisfaction garantie » poussée à son paroxysme…

Les contenus idéaux pour qui ?

Tout va donc pour le mieux puisque le futur me propose la satisfaction assurée de mes désirs. Ce serait aussi simple que ça si ne se posait pas la question de l’émetteur.
Qui, concrètement, est à même de nous proposer ce contenu idéal ? À date, ce sont les GAFA.

  • Google peut nous proposer des sites et des « adresses » où trouver à coup sûr le service que nous recherchons. Le rôle clé de son moteur de recherche – et de ses extensions mobiles et vocales – n’est que cela : nous orienter vers le bon prestataire.
  • Amazon lui entend nous orienter rapidement vers le produit idéal en exploitant notre historique d’achat. Amazon Dash [3] par exemple se veut une simplification extrême du choix et jouant sur la fidélité à une marque…
  • Facebook, on l’a vu, joue la même partition pour les contenus. Le réseau social entend nous pousser le média le plus en adéquation avec notre habitude de consultation des contenus.

À ces trois géants, qui semblent aujourd’hui indétrônables, s’ajouteront sans doute un ou deux autres acteurs dans les années à venir. Notamment celui qui, entre Uber, Tesla et Apple, maîtrisera une voiture autonome transformée en simple canal de diffusion de contenus [4].

Sans entrer dans la paranoïa anticapitaliste, il est bon de garder en tête le rôle de ces GAFA dans l’économie mondiale, et surtout leurs objectifs propres de rentabilité. Si Google doit garder en tête sa « ligne » de pertinence pour être utilisée – c’est à dire toujours proposer un contenu en cohérence avec la requête de l’internaute – il doit le faire dans un dispositif qui favorise la création de revenus publicitaires propres. La mainmise d’Adwords sur la publicité digitale à objectif commercial, la mainmise de Facebook sur la publicité à visée éditoriale [5], montrent bien les torsions possibles du système. Me propose-t-on les contenus les plus pertinents parmi lesquels certains sont publicitaires, ou les contenus les plus pertinents parmi des choix publicitaires ? La limite est ténue…

L’interface, clé de l’interaction.

Intelligences artificielles et GAFA semblent donc dessiner notre environnement direct de demain… Mais si le paysage n’était pas assez complexe à anticiper, un changement drastique d’usage guette le digital : l’omniprésence des assistants. Les assistants, quelle que soit leur forme, changent complètement la notion d’interaction dans l’univers digital, basculant d’un monde de requêtes – une demande / plusieurs reponses – à un monde de conversation – une demande / une réponse.

Premier avatar de ce tsunami conversationnel : les chatbots. Héritiers directs du smartphone et des interfaces de SMS, le chatbots réduit par défaut toute interface à un écran de mobile, et toute interaction à un échange de message textuel. Si des démonstrations d’intégration laissent envisager des possibilités d’interfaces autrement plus riches, à l’image de l’essayage et de l’achat de lunettes de soleil chez Ray Ban [6], il reste pertinent de penser que le chatbots tend vers la simplicité : échange de quelques mots, boutons de sélection mais guère plus d’options ouvertes. Si les arbres de décision peuvent s’avérer complexes, les espaces de liberté laissés au mobinaute sont réduits.

Le second avatar de la révolution de la conversation, l’assistant vocal, n’est pas mieux logé. L’interface vocale est prometteuse en termes d’interactivité, elle permet au consommateur de formuler à peu près n’importe quelle question [7]. Les taux de reconnaissance vocale et linguistique des Intelligences artificielles laissent en effet présager d’une compréhension fine d’à peu près n’importe quelle formulation [8]. Mais l’interface vocale pêche aujourd’hui par la pauvreté de ses réponses. Un canal vocal peut en effet être un vecteur d’information, mais difficilement devenir un canal de navigation. Les personnes s’étant déjà heurtées au serveur téléphonique de n’importe quelle administration – ou il y a vingt ans aux horaires vocaux des cinémas – pourront en témoigner.

D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si, après avoir testé et formalisé les codes de l’interaction vocale, Amazon travaille désormais à son complément visuel : d’abord via smartphone interposé (Echo Look [9]), puis via un assistant domestique mixant les usages de la borne vocale et de la tablette (Echo Show [10])

La réduction du champ des possibles ?

Résumons ?

  1. Une intelligence artificielle qui pense à notre place.
  2. Des GAFA qui régissent les flux, et donc décident de l’information à laquelle nous sommes exposée.
  3. Des interfaces, conversationnelles et vocales, qui limitent les possibilités de sélection et de choix.

Tout est pensé dans l’univers ergonomique qui se dessine pour limiter la charge cognitive du choix… Pour limiter notre exposition à un champ de possibles soit par le filtrage, soit par la non exposition aux options possibles.
Tout est fait pour que, ergonomiquement, le choix n’existe plus, ou en tout cas ne soit plus un écueil de navigation.

Prototype de réfrigérateur connecté par Samsung et Google

Prototype de réfrigérateur connecté par Samsung et Google

Le philosophe Eric Sadin se posait la question d’une révolution numérique qui au final nie l’impact que l’humain peut avoir sur elle. Dans son interprétation de la « Silicolonisation du monde » [11], il part des trois principes de la révolution numérique que nous sommes en train de vivre – tout d’abord l’ère de l’accessibilité aux données, plus l’ère de la captation des données et enfin, bientôt, l’ère de l’intelligence artificielle – pour démontrer à quel point robots et algorithmes pourront se passer de nous.
Pour exemple ? Le frigo connecté qui a la capacité de connaître en temps réel son propre contenu, et donc de commander « seul » le pack de yaourt qui viendrait à manquer. L’exemple est caricatural ? Pas tant que ça si l’on pense aux nombres de systèmes automatisées qui sont en train d’être conçus par la Silicon Valley, de l’affichage publicitaire à la voiture autonome en passant par les thermostats ou les balances connectées.

Sans aller jusqu’à cette perte totale de contrôle de l’être humain sur sa vie, il faut bien reconnaître que dans la sphère digitale, les moyens d’interaction de l’être humain sur sa propre vie vont dans le sens d’une grande simplification, ou a minima d’un conseil extrêmement guidé… Le bouton Amazon Dash en étant le modèle plus poussé actuellement : en permettant l’achat d’un produit identifié d’un seul « clic », on ne se pose plus la question du produit lui-même et du jeu de la concurrence. Hors l’activation du bouton, le périmètre de l’intervention humaine est bien faible.

Sans revenir sur les fondements de la psychologie humaine, on gardera en tête que le choix reste en grande partie ce qui donne de la valeur à un acte ou à un produit. Comment valoriser une expérience si le choix de la suivre ou non n’existe plus ? Comment gérer une relation client, dans un cadre purement commercial – voire dans un cadre juridique de service après-vente – si le consommateur n’a pas eu la sensation d’opérer un choix réel lorsqu’il a commandé un produit ou fait appel à un service ? L’équilibre entre « Proposition », « Suggestion » et « Obligation » est précaire. Et toutes les conditions générales de vente du monde ne changeront rien à la perception de ne pas avoir de prise réelle sur un système informatique ou commercial.

Du rôle de l’expérience utilisateur

On a eu tendance à définir, dans le monde digital de ces vingt dernières années, les métiers de l’User eXperience comme étant ceux de la simplification. L’expérience utilisateur devait apporter clarté et pédagogie aux interfaces pour que chaque internaute puisse rapidement trouver une information, ne s’égare pas sur un site et accède rapidement aux produits dont il avait réellement besoin. On a bien souvent détourné ces métiers de base, au service de l’internaute, pour en faire des chausse-trappes commerciaux et « tenter » l’internaute, l’inciter à commander et dépenser plus [12].

À l’aube de la révolution de l’intelligence artificielle et des interfaces dialogantes, le rôle des UX va peut-être encore changer. Dans les années qui viennent, les designers digitaux et les spécialistes de l’interactivité vont peut-être avoir pour mission de valoriser l’interaction humaine pour ne pas donner aux humains l’impression d’être soumis au contrôle des machines. Rétablir l’équilibre en quelques sortes.

Pour s’Inspirer

– Un album : Freedom of Choice (Devo – 1980)
– Un film : Matrix (Lana & Lilly Wachowski – 1999)
– Un Livre ? La silicolonisation du monde (Eric Sadin – 2016)

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