Macromedia, pardon, Adobe Flash, a donc quitté la scène digitale en ce tout début d’année 2021 [1]. Un peu dans l’indifférence générale.
Il faut dire que depuis la sortie du premier iPhone en 2007 et de son non-support des sites développés en Flash, cette plateforme de création avait cessé de séduire le grand public. Flash n’a jamais franchi la révolution mobile et continuait à vivoter depuis 10 ans sur certaines interfaces professionnelles et de rares sites potaches, supplanté par le HTML 5.0 et les possibilités devenues quasi-infinies des feuilles de style. Aussi Flash était comme ces acteurs centenaires dont la nouvelle du décès surprend [2]. On ignorait finalement qu’il était encore vivant…
Pourtant, il y a bien un avant- et un après-Flash à l’échelle du Net. Et la révolution que le logiciel signé Macromedia/Adobe aura portée peine à trouver sa succession dans un Net d’aujourd’hui peuplé de réseaux sociaux.
La révolution Flash
Pour ceux qui n’ont pas connu l’ère des dinosaures, il est peut-être bon de revenir sur la révolution qu’a été Flash dans l’expérience utilisateur du Net. Le Web des origines, celui de la fin des années 1990, est avant tout un univers textuel. Et si les premières normes HTML autorisent bien entendu l’intégration d’images, il est bon de se rappeler – avec une petite larme de nostalgie – que la logique d’organisation des contenus et des formes tire alors sa logique des machines à écrire plus que des toiles de maître ou de la télévision. On écrit, on trace des tableaux, on inclut des images pour illustration et avec un peu de pratique, on embellit tout cela avec quelques feuilles de style. L’interactivité du Web 1.0, ce sont avant tout des liens qui mènent d’une page à l’autre, et parfois provoquent quelques réactions sur les écrans cathodiques. Merci le Javascript balbutiant.
L’arrivée de Macromedia Flash dès 1996, et surtout son développement poussé à partir de 1999, va ouvrir de nouveaux horizons au développement Web. La logique de présentation de Flash ne vient pas du Web, elle vient du monde des CD-Rom, éducatifs et encyclopédiques. Un monde dans lequel on ne réfléchit pas en page, mais en écran. Un monde où le graphisme est roi, où l’information se fait volontiers visuelle et où l’interactivité va jusqu’au développement de routines de jeux simples. Le grand frère de Flash, c’est Macromedia Director [3], logiciel incontournable de bon nombre de studios multimédias dans années 1990, grâce auquel vous – les plus anciens – aurez pu découvrir Le Louvre [4], les grandes batailles de l’histoire ou les mystères du Machu Picchu.
Avec Flash, le Net s’affranchit de sa logique linéaire. Les images s’affichent en grand écran, les formes se manipulent aisément, l’interactivité devient reine. Avec Flash, le Net devient une réelle expérience multimédia. Bien avant YouTube, les dessins-animés et les cartoons envahissent la toile – souvenez-vous des Badgers [5], de Leak Song [6] ou des Vikings Kittens [7]. Le Net devient un espace de jeu – Yeti Sports, parodie cruelle des jeux olympiques d’hiver, ressuscitée depuis sous d’autres formats [8].
Pour les développeurs aussi, Flash change la mise. Le Net sort de la secte des codeurs-intégrateurs et s’ouvre aux graphistes et aux animateurs. Une toute nouvelle caste de travailleurs du numérique qui vont donner aux Web une patte graphique qu’il n’aurait pu avoir sans eux. On a peut-être du mal à se le rappeler aujourd’hui, mais Flash contribue, du moins en partie, à faire du Web un média à part entière. Oui, rien que ça.
Où sont les interfaces d’antan ?
Mais les révolutions n’ont qu’un temps. Flash, émancipateur de la narration et de l’interactivité du Net, n’a pas résisté à la déferlante du mobile. Moitié par lourdeur – oui, les plug-ins Flash était lents et exaspérant, mais ils en valaient la peine ! – moitié pour des questions de sécurité – oui, Flash avait quelques failles, et les hackers n’hésitaient parfois pas copier son fonctionnement pour pirater les PC des internautes – et moitié pour des raisons politiques.
Adobe Flash, l’éditeur de logiciels Adobe ayant racheté la maison Macromedia en 2005, a donc tué Flash le 31 décembre dernier. Et le 12 janvier 2021, l’ensemble des navigateurs du marché – Chrome, Firefox et Safari en tête – ont cessé de supporter les anciennes versions du système, reléguant un pan entier de l’histoire du Net dans l’oubli [9]. Bien entendu, de nombreux frameworks de développement, mêlant différentes technologies, permettent aujourd’hui de créer des interfaces Web dignes du Web d’antan, et même des interfaces plus rapides, plus stables et plus standardisées. Mais le goût de l’innovation et du bizarre qui accompagnait l’extension d’Adobe semble avoir disparu des écrans.
Les réseaux sociaux ont démocratisé le scroll, rendant le balayage du pouce la quasi-seule interface disponible sur les écrans de mobile. D’Instagram à Twitter, de Facebook à LinkedIn, on scrolle à l’infini [10]… et si le format stories a un temps chamboulé les lignes éditoriales, sa copie d’une plateforme à l’autre (Instagram ,puis Facebook, LinkedIn et Twitter, encore [11]) fait que l’on scrolle encore. Le mouvement vertical s’est seulement mué en un mouvement horizontal.
Et sur les écrans d’ordinateur, la domination de WordPress et d’autres CMS – qui a dit PrestaShop ? qui a dit Wix ? qui a dit Drupal ? [12] – a fait émerger des interfaces graphiques standardisées, suivant les bonnes pratiques de l’UX et de la performance digitale.
Si l’on voulait être caricatural, on oserait clamer que la dernière innovation des interfaces Web est le swipe [13], cette façon d’accepter ou de refuser un contact adoptée par Tinder en 2012 – huit ans déjà – et adoptée depuis jusque dans les sites médias [14]. Sortie de là, la créativité semble avoir déserté les écrans.
Créativité, où es-tu ?
Et pourtant, le Net d’aujourd’hui permet, plus que jamais, de se risquer au développement d’interface riches et complexes, parfois les seules capables de réellement nous présenter un sujet dans sa complexité, justement. Ces expérimentations existent, mais elles semblent rarement toucher le grand public.
Ainsi, le Lab du New York Times développe depuis quelques années un réel savoir faire en termes d’interfaces innovantes et de webdocumentaires. L’exemple le plus flagrant, et le plus grand public, est sans doute l’analyse complète publiée à l’été 2020 sur l’explosion du port de Beyrouth [15]. Sur une seule page, le quotidien américain utilise des techniques aussi diverses que le découpage vidéo, le timelapse et l’infographie 3D pour faire comprendre les causes et les conséquences d’un évènement au retentissement majeur. Un mix média que n’auraient pas renié les développeurs Flash des années 2000. Le New-York Times est d’ailleurs pionnier dans la représentation infographique et n’hésite pas à décortiquer sa logique de présentation de l’information sur un site dédié [16] . Photos, vidéos, et même réalité virtuelle y ont la part belle, dans ce qu’on aimerait être un des prototypes du Web de demain.
En France, les interfaces conçues par l’Atelier, cellule de veille et d’innovation de BNP Paribas [17], font elles aussi figure d’exemple. Ici, forme et fond se mêlent pour projeter l’internaute dans une thématique et lui faire comprendre ce qu’est réellement l’économie virtuelle [18], ou quels sont les enjeux technologiques de demain [19]. Comme chez le New-York Times, on admirera la maîtrise du propos et l’adéquation souvent parfaite de la forme avec celui-ci. Un travail qui témoigne sans doute d’une réelle cyberculture, une inventivité et une créativité qui puise ses racines dans celles du monde numérique, cybernétique et science-fiction en tête.
Ces exemples montrent en tout cas, que Flash mort, on peut encore espérer un Web créatif et multimédia.
Remettre l’innovation au cœur du Web
Alors que certains nous proposent – très sérieusement – un avenir digital dans lequel la réalité virtuelle et les interfaces vocales auront disrupté les écrans d’ordinateur, et à l’heure où, Covid-19 oblige, le Net et ses interfaces prennent une part toujours plus importante dans nos vies, peut-être est-il temps de remettre un peu de la créativité de Flash dans nos pages Web.
Pour surprendre, donner envie de consulter d’autres contenus que les sempiternels fils des réseaux sociaux et nous faire découvrir l’information autrement.
Et si on remettait l’innovation au cœur des interfaces, pour un Web plus enthousiasmant ?
This page is available in EN