A retenir.

Sur le Net, réfléchit-on encore en usage ou en expérience ?
S’il y a 15 ans on pouvait créer des cartes d’usage des sites Web,
il serait peut-être temps de réfléchir les cartes en termes d’expérience.

10mn de lectureEn 2001, Jakob Nielsen théorisait dans un ouvrage de référence la page d’accueil Web idéale : Homepage Usability [1]. 15 ans plus tard, qu’est-ce qu’on peut encore retenir de sa méthode et comment l’adapter à la démocratisation du Web et aux nouveaux usages ?

La méthode Nielsen

Si vous avez l’occasion de vous pencher sur les enseignements de Jakob Nielsen, et que vous ne les connaissez pas déjà… jetez-vous sur cet ouvrage. Il regorge de bon sens et de conseils utiles sur la façon d’organiser ses pages Web et de les rendre utile à chacun. Et même si le Web a beaucoup changé depuis 2002, de nombreux conseils restent très utiles aujourd’hui.

Si vous avez l’occasion, jetez-vous rapidement sur cette bible signée Jakob Nielsen.

Parmi les méthodes abordées par Jakob Nielsen, l’une d’elle est particulièrement intéressante. Elle propose de mesurer l’utilité d’une page et déterminant l’espace occupé par ses différentes fonctions. L’idée est de savoir comment l’écran de l’utilisateur est occupé lorsque celui-ci accède aux pages d’Amazon, de General Eletric ou de General Motors. Jakob Nielsen identifie sur les pages Web 6 typologies d’espace dont l’usage, et l’objectif, sont différents :

  • Identification du site. L’ensemble des éléments liés à l’identité du site et de la marque : logo, baseline, images de communication pure, informations corporate…
  • Navigation. Toutes les zones qui servent à diriger l’internaute sur le site et à l’orienter vers un contenu précis : menus, moteurs de recherche…
  • Contenu Informatif. Les contenus qui peuvent directement se consulter sur la page d’accueil et fournissent une information utile à l’internaute quant au service qu’il est venu chercher.
  • Publicité et Partenariat. L’ensemble des espaces publicitaires envoyant vers d’autres sites Web via des formats de bannière établis ou des partenariats évidents.
  • Auto Promotion. La navigation du site quand celle-ci utilisent des arguments commerciaux : mise en avant d’une offre de promotion ou commerciale.
  • Habillage. Eléments graphiques de la page ne répondant à aucun usage de navigation, d’identification de la marque émettrice du site ou d’information concrète pour l’internaute.

S’ajoute à cela les espaces inutilisés, l’ensemble du blanc présent autour de ces éléments, que celui-ci soit réellement perdu ou nécessaire pour laisser « respirer » l’information de la page. A titre d’exemple, la répartition de l’espace sur la page d’accueil d’Amazon en 2002, d’après l’étude de Jakob Nielsen, était la suivante :

Le découpage fonctionnel de la page daccueil dAmazon en 2002, daprès jakob Nielsen.

Pas de liens vers l’extérieur – logique pour un site e-commerce – et énormément de contenu informatif (le cœur de cette page d’accueil mettant en avant quelques produits star) et de navigation (afin d’accéder à la catégorie de produit qui intéresse l’internaute). Un usage presque parfait si on en juge l’analyse faite à l’époque.

Quel usage du Web aujourd’hui ?

Qu’est-ce qui a changé depuis, d’un point de vue de l’architecture des sites Web ? Peu de chose. Jakob Nielsen faisait une étude comparée de cette « occupation des sols » entre 2001 et 2013 dans le secteur de l’immobilier [2]. Un peu plus de contenu réellement utile, et un peu moins d’éléments de navigation… mais rien de réellement flagrant.

De 2001 à 2013, quelle évolution dans l’utilisation de l’espace écran dans le secteur de l’immobilier ?

Le seul véritable gain pointé du doigt par l’ergonome américain concerne l’occupation à l’écran des interfaces des navigateurs. Plus les écrans sont grands – et ils ont gagné en résolution de 2001 à 2013 – moins les interfaces techniques de l’ordinateur prennent de place. Comparez donc la barre de navigation de Google Chrome avec celle de l’on connaissait sur Netscape en 1998, vous verrez le chemin parcouru !

Mais surtout, en 15 ans le Web s’est démocratisé. De quelques 665 millions d’internautes en 2002, nous sommes désormais plus de 3,4 milliards d’êtres humains connectés au réseau [3]. Bien entendu, il est toujours indispensable de se poser la question de l’expérience utilisateur, mais la majorité des internautes s’est habituée aux grands usages digitaux : moteur de recherche – qu’il concerne des informations ou des produits – fil d’actualité, interaction sociale, etc. La pédagogie autour de ces outils n’est plus nécessaire que si ceux-ci sont nouveaux ou divergent de l’usage traditionnellement établi.

Vers une carte expérientielle du Web

Et si les usages et les techniques de navigation sont désormais normalisées, l’expérience utilisateur peut désormais se pencher un peu plus sur le contenu et sur le message que celle-ci doit faire passer à l’internaute. Devant l’utilisation du Web comme un vecteur de communication et d’information, parfois plus encore qu’un apporteur de service, on pourrait très bien imaginer une extension de la méthodologie de Jakob Nielsen à l’analyse des objectifs de communication. Sur la même logique de cartographie, pouvez-vous me dire quelle proportion de votre page d’accueil est là pour provoquer de l’émotion ? Pour déclencher une expérience ? Pour vendre un produit ou pour rassurer le consommateur sur votre marque ou votre sérieux. On ne parlerait plus d’émotion, mais d’impact. Ou plutôt de ressenti. Et cette cartographie pourrait facilement se mettre en rapport avec l’identité d’une marque ou l’objectif visé par un dispositif digital.

Démonstration ?

On pourrait s’amuser à décortiquer le site d’Evaneos [4] sur cette nouvelle cartographie :

Evaneos, sous le prisme de la cartographie expérientielle

En suivant cette méthode, on peut identifier 5 types de zone sur cette page d’accueil :

  • Les zones d’émotion (en orange) : Principalement du contenu, souvent de la vidéo ou de l’image. Ici, peu d’explications, mais plutôt des médias qui sont destinés à être consommés de suite et à susciter une émotion chez l’internaute, un attachement à la marque et à ses messages. Chez Evaneos, l’utilisation d’une vidéo en fond de page est clairement un vecteur et vise à projeter l’internaute dans un univers de voyage.
  • Des zones d’expérience (en bleu) : Souvent des contenus, parfois de la navigation ou des accroches. Ici, plus que de susciter une émotion immédiate, on cherche à projeter l’internaute dans l’utilisation qu’il aura d’un service ou d’un produit. L’argumentaire est souvent plus concret, mais pas forcément technique. Peu d’élément d‘expérience chez Evaneos, dans la mesure où un voyage sur mesure est difficile à projeter pour l’internaute. Les partages d’expérience des utilisateurs rentrent dans cette typologie de contenu, mais sont relégués en deuxième partie de page d’accueil.
  • Les zones de produits et de services (en vert) : On entre ici dans la partie pratique, technique, fonctionnelle d’un site. C’est l’information brute sur un produit, ses caractéristiques techniques, sa photo sur fond blanc mais également son prix et ses conditions d’achat. Sur Evaneos, l’accès aux produits est fortement présent, mais sans mise en avant d’un catalogue précis. Ce sont avant tout les espaces de recherche et une partie de la navigation qui sert de porte d’entrée vers le catalogue des produits.
  • Les zones de rassurance (en violet) : On parle d’usage, et non plus de marque ou de produit. Les zones de rassurance sont destinées à informer l’internaute sur le sérieux du support de communication (la page, le site) et de la sûreté de la transaction qu’il envisage. Logo, certificats, conditions de vente ou information de livraison rentrent dans ces catégories. En revanche, la rassurance est omniprésente chez Evaneos. En tant qu’expert du service et du sur-mesure, il doit prouver rapidement son efficacité et sa capacité à traiter sereinement les demandes des clients. L’explication du concept dans la navigation et le bandeau d’arguments commerciaux sous le moteur de recherche rentrent clairement dans les zones de rassurance.
  • Les zones d’engagement (en rouge) : L’ensemble des éléments d’interface qui visent à un engagement direct du client : prendre un rendez-vous, commander un produit, réaliser une demande de devis, s’inscrire à une lettre d’information… Chez Evaneos, seul le lien de connexion au compte client (Se connecter) rentre dans cette catégorie. L’engagement envers la marque ne se fait sur la page d’accueil.

Ajoutez à cela les espaces neutres (le blanc autour des éléments graphiques, mais aussi les fonds de couleurs) pour avoir l’espace total occupé en tête et vous avez une cartographie qui complète avantageusement celle de Jakob Nielsen. Elle offre aussi l’avantage de permettre le rôle des images dans la conception Web là où la cartographie fonctionnelle ne considère celles-ci que comme un habillage inutile.

La même analyse opérée chez Airbnb [6] montre une volonté farouche de mettre en avant des Produits plus qu’un univers et de pousser l’internaute à s’engager rapidement dans un catalogue plutôt que de le plonger dans un univers de marque ou de la rassurer sur une prestation possible :

La cartographie expérientielle appliquée à la page d’accueil d’Airbnb.

La démonstration est encore plus flagrante sur mobile, où au delà d’une ligne de présentation du service, seuls les éléments de navigation permettant d’accéder aux produits restent accessibles :

Cartographie expérientielle d’Airbnb en version mobile.

Une question de parcours

Dans l’univers Web actuel, la mise en place d’une cartographie expérientielle des pages offrirait au passage deux grands avantages.

On le sait, le Net est devenu un réflexe quotidien pour les Internautes qui n’y cherchent plus un seulement service mais également un divertissement, une information… Dans ce quotidien, les points de contacts d’une marque avec ses consommateurs suivent un véritable parcours dans lequel chaque étape peut avoir des objectifs distincts.

On touche tantôt l’internaute pour le séduire, tantôt pour l’amuser, tantôt pour l’information ou le convaincre, tantôt pour qu’il s’engage auprès d’une marque ou achète. Il est logique de définir un objectif précis pour chacun de ces contacts, on utilise tantôt un canal de communication pour informer les consommateurs de l’existence d’une marque, tantôt pour les pousser à l’achat. L’utilisation d’une cartographie expérientielle permet de s’assurer qu’une landing page ou un dispositif mobile porte bien le bon message et sert réellement l’objectif de la campagne en cours.

Elle permet également de mettre en parallèle ses ambitions en terme de présentation des produits et la notoriété réelle de sa marque. Vous venez de lancer une plateforme, vous devrez peut-être veiller plus que d’autres à mettre en place des contenus de rassurance ou des explications autour de votre offre. Votre produit est particulièrement innovant ? Ne lésinez pas sur les contenus d’expérience pour démontrer réellement les avantages de votre offre et convaincre un peu plus les visiteurs de vos pages.

Anticiper la fin du Web ?

Et puis, à bien y réfléchir, la réflexion autour de l’expérience véhiculée par le Web et ses contenus est à remettre en phase avec les usages modernes du digital. Fred Cavazza s’interrogeait de manière très juste sur son blog il y a quelques semaines [6] : Les sites web sont-ils en voie de disparition ?

L’accès Internet par type d’appareil, en France en janvier 2017

L’émergence du mobile et des réseaux sociaux, saturés d’audience – on se rappellera qu’en Janvier, le mobile a été le premier écran de connexion à Internet en France [7], et que Facebook va sans doute franchir le seuil de 2 milliards d’utilisateurs actifs dans le monde cette année [8] – a profondément changé le comportement des internautes qui ne voient dans le site Web qu’un moyen comme un autre d’entrer en contact avec une marque.

Même si dans le secteur du e-commerce, les habitudes d’achat via le Web ont la vie dure et qu’on ne remplacera pas tout de suite un navigateur par un chatbots pour la majorité des transactions digitales. Que le Web reste important ou non plus l’internaute, ce qu’il faut garder en tête également c’est que la notion de page d’accueil est en train de doucement disparaître.

L’internaute peut faire son entrée dans l’univers d’une marque via la page d’accueil d’un site, mais également via la page de description d’un produit, un compte Facebook ou même une interface sociale de messagerie. Dans tous les cas, si les usages « techniques » évoluent – on clique, on répond, on regarde – les objectifs et les expériences provoquées par un contenu restent « mesurables » de façon similaire. La méthode de la cartographie expérientielle peut s’adapter à toutes les pages d’un site, mais également à tous les supports sur lesquels la marque maîtrise un tant soit peu son espace d’expression, afin d’en assurer la cohérence. Elle pourrait devenir, pour un temps, un cadre transversal de l’efficacité des dispositifs digitaux.