A retenir.

L’attention et le temps de l’internaute se font rares.
Si le travail des UX est en partie de compenser ce manque d’attention,
ne triche-t-on pas parfois… au détriment des intérêts de l’internaute ?

10mn de lectureL’amélioration de l’expérience utilisateur, c’est la clé de voûte de tout développement digital. Il est loin le temps où l’internaute cherchait à comprendre une interface avant d’entrer en contact avec une marque. Smartphones, écrans tactiles et réseaux sociaux ont rendu les interactions plus fluides, et l’internaute moins tolérant. L’expérience est donc centrale en ces temps de disette d’attention. Pour le meilleur et pour le pire !

La véritable question : l’attention de l’internaute

Nous sommes tous de plus en plus impatients envers les écrans. Toutes les études le montrent. L’attention moyenne de l’internaute serait de 8 secondes [1], et sa patience au moment de charger une page Web de 3 secondes seulement. On ne parle plus seulement d’un problème de patience ou de tolérance face à la technologie, certaines études issues d’universités américaines mettent carrément en avant une distorsion de la perception du temps [2] face aux contenus des réseaux sociaux, notamment face aux images.

Dans ces circonstances, l’économie de l’attention n’est plus un vain mot, et la course au temps de cerveau disponible [3] – Patrick Le Lay, si tu nous lis – est une réalité de plus en plus perceptible. Face à la réduction de l’attention des internautes, les stratèges du digital se sont orientés dans trois directions, pas toujours compatibles, et parfois franchement questionnables :

  • Saturer l’audience de contenu

    Moins les internautes ont de temps pour s’intéresser à un propos, plus les marques produisent de contenus ! A la pénurie d’attention, les experts du digital ont répondu par le Content Marketing et l’overdose de vidéo, de guides, de textes, et de blogs (oui, vous êtes sur l’un d’eux). Le Web est le seul marché où une saturation de la demande provoque une explosion de la production, une mise en place de normes plus ou moins partagées sur la teneur et la longueur d’un bon contenu [4]… tout ça dans l’espoir que chaque marque trouvera, par un concept créatif plus ou moins putassier, quelques secondes d’attention supplémentaires qui lui permettra de rester gravé dans la mémoire de l’internaute.
    Au vu des habitudes de consultation de contenu [5] des internautes, c’est sans doute loin d’être gagné.

  • Collecter de la data en mâsse

    Les points de contact sont rares ? Raison de plus pour en tirer le meilleur profit possible. Au-delà de l’attention, de la notoriété ou de la considération chères au marketing de papa, il faut maintenant profiter de chaque interaction pour en savoir plus sur l’internaute : ses intérêts, ses habitudes, ses envies, ses points de contact… Tout cela doit servir à profiler les internautes au mieux, et bien entendu à servir une expérience personnalisée lors de la prochaine rencontre marque/consommateur.
    A condition bien entendu que l’exploitation de cette data soit pertinente et rentable. Procter & Gamble annonçait l’été dernier l’abandon de la segmentation de sa publicité sur Facebook [6], jugée contre-productive par rapport à de bonnes vieilles mécaniques d’exposition et de répétition publicitaire. Plus récemment, Samsung vantait la campagne « personnalisée » de lancement de son nouveau smartphone, en avouant toutefois être allé trop loin dans la personnalisation [7] pour que tout cela reste rentable.

  • Optimiser l’expérience utilisateur

    Si on ne peut lutter contre la fragmentation de l’attention, il faut travailler l’optimisation de celle-ci. C’est ce qu’on évoquait en introduction de ce billet, l’amélioration de l’expérience client et surtout l’ensemble du travail d’optimisation des écrans font partie des classiques du digital pour l’année 2017. Difficile de passer une journée sur les réseaux sans voir des offres d’emploi pour des spécialistes UX ou des guides des 5 meilleures pratiques qui amélioreront l’engagement de vos visiteurs ! C’est la martingale de 2017…

Mais est-ce que pour autant, tout est si rose que ça ?

Optimiser les actions de l’internautes…

Le « gentil UX », celui qui pense réellement à faciliter la vie des internautes…

Quel rôle pour les spécialistes de l’engagement des consommateurs dans ce monde de micro-moments et d’attention réduite ? On a déjà formulé en partie la réponse : accélérer le traitement des requêtes de l’utilisateur et de là, éviter des frictions dans sa relation avec la marque.

C’est d’abord travailler le choix des outils et des interfaces. Quel canal se prête le mieux à quelle interaction ? Est-il réellement pertinent d’espérer qu’un internaute renseigne une déclaration de sinistre à son assurance via un chatbot ? Est-il concevable que la réservation d’un voyage sur mesure se passe autrement qu’en vis-à-vis ou au téléphone ? Le rôle de l’UX digital, c’est d’abord de reconnaître quand le digital est nécessaire et quand il devient contre-productif dans la relation avec le client.

Ensuite, c’est optimiser ces prises de parole du digital. Optimiser à la fois les interfaces – leur design, leur langage, leurs « réactions » – mais également les messages qu’elles véhiculent pour éviter tout atermoiement et tout doute de la part des consommateurs. Maximiser la clarté, on pourrait résumer le rôle bénéfique de l’User eXperience de cette façon.

Enfin, c’est s’assurer également que l’expérience client s’inscrive sur le long terme. On l’avait déjà évoqué ici : l’ennemi de la performance est avant tout la rupture d’information [8]. L’UX doit aussi penser Data et Infrastructure pour s’assurer que le même niveau d’information est disponible à chaque étape de la relation client, que les doubles saisies sont inutiles, que l’internaute sente réellement son cas – sa relation – prise en main par la marque.

…ou le distraire et en tirer parti ?

…mais « méchant UX », lui, ne pense qu’à augmenter l’usage de ses services quelles que soient les conséquences pour l’internaute !

Mais quelques voix commencent à ce lever contre les chantres de l’optimisation, et surtout sur la façon dont ces « optimiseurs » entendent s’accaparer nos vies numériques.

La base de ces plaintes ? Ce que les sociologues appellent le FOMO : Fear Of Missing Out [9]. Ce nouveau comportement lié à l’accessibilité constante des outils digitaux qui nous pousse à nous assurer en permanence que nous ne manquons pas un évènement ou une information cruciale. Ne riez pas, nous avons tous ce travers…

Le flux d’information constant auquel nous avons accès crée une dépendance. Nous allumons notre mobile avant même de petit déjeuner pour nous assurer qu’aucun message ne nous a attendu toute la nuit. Nous sortons notre mobile de notre poche plusieurs fois par jour pour nous assurer que nous n’aurions pas raté un SMS. Et nous regardons compulsivement mail et réseaux sociaux par peur de manquer un évènement, une actualité, une conversation, et de ne pas pouvoir réagir. Pire, notre esprit nous joue des tours et s’invente des « vibrations fantômes » [10], fausses notifications, quand notre téléphone est lui bien au repos…

Tout cela serait juste « gênant » si les spécialistes de l’Expérience Utilisateur ne s’en mêlaient pas [11]. Entre mise en place de notifications, rédaction d’alerte et génération de « call to action », de nombreux spécialistes des interfaces s’attachent à exploiter cette addiction. L’idée est simple : attirer l’attention, c’est déjà gagner une première bataille. Il faut donc définir des moyens plus ou moins grossiers de faire revenir l’internaute dans sa sphère de service ou de marque : des notifications, des SMS, des emails… rédigés subtilement de manière à séduire ou renforcer l’anxiété de l’internaute.

Il faut ensuite convaincre l’internaute de rester connecté : minimiser l’impact en temps de son interaction, maximiser l’impact en gain de celle-ci. Séduire et engager pour que l’internaute ait une action la plus précise possible : consulter un contenu, laisser un avis, répondre à une demande… Il faut parfois travestir un peu la réalité pour pousser l’internaute à faire une action : bien entendu que les questions qui vont suivre ne vous demanderont qu’une seule minute ! Comment en douter ?

Et l’internaute dans tout ça ?

Mais l’internaute dans tout cela, est-ce qu’il y gagne réellement quelque chose ?

Sert-on en permanence les intérêts de l’internaute dans ces conditions ? Comme souvent la réponse n’est pas simple… En promettant qu’un dépôt d’avis ne prend que 2 minutes, nous ne pouvons garantir que c’est là la meilleure exploitation possible du temps à venir de l’internaute. Ni que cet avis ne demandera réellement que 2 minutes. Une promesse d’interface est avant tout un hook destiné à hameçonner l’internaute et lui faire entamer un processus… et l’entraîner suffisamment loin pour qu’il juge par lui-même qu’il est trop engagé pour abandonner. A cause de nous l’internaute est peut-être distrait de ses « vraies » occupations…

Mais sans cela, de nombreux services ne pourraient simplement pas exister. Si Tripadvisor ne vous mentait pas légèrement sur la durée d’un dépôt d’avis, pourrait-il compter sur autant de contribution et vous rendre un service d’une si grande qualité quand vous recherchez votre prochain hôtel ou restaurant ? Il n’y a pas de réponse absolue, comme souvent, entre l’abus du temps individuel et le service collectif. Comme souvent, c’est compliqué.
On s’en sortirait par une pirouette en affirmant que le rôle de l’UX est d’améliorer la « perception de service rendu » à l’internaute ? A défaut d’une éthique absolue, cela dédouanerait la conscience pour quelques astuces… si l’on pouvait au moins s’assurer que l’internaute sort d’une interface avec le sentiment du devoir accompli.

Et on pourrait également formuler le vœux pieu que les internautes s’éduqueront, et qu’ils géreront de manière plus sage leur temps digital dans les années à venir ? On aimerait y croire, mais il faudra du temps avant que la majorité des internautes cesse de tomber sous le charme des magiciens de l’attention.

Un peu de détente pour s’inspirer
Les sources de cet article
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