A retenir.

Food et Digital, univers antinomiques ?
Quelles stratégies pour un secteur qui ne maîtrise pas
son contact direct aux consommateurs ?

Food et digital, existe-t-il un recette miracle ?

12 mn de lectureMais qu’est donc venu faire le secteur de l’alimentaire dans l’univers digital ? La question est tout, sauf une question rhétorique. Car si de nombreuses marques alimentaires ont envahi les écrans de smartphone et d’ordinateurs, on peut encore se demander quels bénéfices elles peuvent en tirer… Les marques Food maîtrisent rarement leur distribution et n’ont que peu de contacts directs avec les consommateurs… Et pourtant, elles communiquent énormément sur le digital.

Petit panorama des différentes stratégies digitales adoptées par les géants de l’alimentation.

N’oublions pas l’intermédiaire !

Rappel des basiques pour commencer. Au-delà de sa production – alimentaire – le secteur de l’alimentation se caractérise avant tout par l’intermédiation. On achète ses yaourts au supermarché, son vin chez le caviste et ses légumes chez le primeur. La marque alimentaire n’a donc que très peu de relations directes avec son consommateur, en dehors bien entendu du produit lui-même. Et la révolution numérique n’a pas spécialement changé les choses de ce point de vue.

Oh, bien entendu, Amazon et une poignée d’autres géants sont bien décidés à jeter quelques pavés dans la marre qu’est cet écosystème de distribution. En dehors des rachats d’enseignes de distribution (Whole Foods récemment [1]), la création du bouton connecté Amazon Dash [2] en est sans doute l’expression la plus sensationnelle. D’une seule pression du doigt, on peut désormais commander son savon, ses petits beurres ou ses biscottes… Si l’usage est malin pour le consommateur, et répond bien aux évolutions de nos modes de vie vers plus de simplicité et moins de tension du choix [3], il ne remet pas en cause un modèle aussi vieux que la distribution moderne : Dash n’est en fait qu’un cheval de Troie d’Amazon dans la distribution des produits du quotidien. Un cheval de Troie brillant, mais qui ne redonne en aucun cas le pouvoir aux marques, aux producteurs, mais crée plus volontiers un réflexe Amazon qu’un réflexe Nestlé ou Andros.

La règle du digital est immuable : c’est celui qui maîtrise le « point de contact » qui maîtrise réellement le business. Google l’a démontré sur la recherche, Facebook sur le contenu… Amazon le démontre aujourd’hui avec force avec Dash ou Echo. Tout est question de point de contact…

L’intermédiation – ou en tout cas la distribution auprès des consommateurs des produits les plus courants – saurait donc difficilement être remise en cause dans l’immédiat, ne serait-ce que pour des questions pratiques : il est plus facile de faire ses courses en un seul endroit – digital ou physique – que de multiplier les points de contact avec différentes marques et démultiplier les démarches… Les exemples a contrario sont suffisamment rares pour conforter cette règle [4]. même si certains des investissements réalisés en eCommerce méritent d’être cités en exemple.

Vendre enfin en direct !

L’offensive digitale des acteurs Food n’est donc pas une bataille de distribution. C’est entendu… Pour autant, certaines marques se laissent tenter aujourd’hui par la vente en direct auprès des consommateurs.

Jamais sur l’intégralité de leur gamme, c’est vrai… Rarement en frontal de leurs distributeurs, c’est vrai également… Mais plutôt via des mécaniques savamment orchestrées alliant un acte de communication et une posture de service – réelle ou marketée – rendu au client. Une sorte de e-commerce communicant. Ou de communication commerçante. Quelques-uns des plus beaux cas illustrant ces stratégies nous viennent du secteur de l’alcool.

Bar Premium, la boutique en ligne du groupe Pernod Ricard

Tout seigneur, tout honneur : la stratégie de e-commerce du groupe français Pernod Ricard mérite qu’on s’y attarde. Le groupe est vanté depuis quelques années pour la façon dont il mène sa politique de l’innovation et à intégrer les technologies digitales dans son modèle industriel [5]. Mais sa boutique en ligne Bar Premium mérite également qu’on s’y intéresse. Bar Premium [6] a été initialement conçu comme une boutique d’exception pour l’alcoolier. On y trouvait avant tout des champagnes, des liqueurs ou des ingrédients pour cocktail qu’il était difficile de trouver dans les réseaux de distribution classique, notamment des coffrets ou des éditions/millésimes rares. Avec cette offre d’exception, Pernod-Ricard s’est forgé une clientèle à laquelle il peut désormais proposer des produits plus courants, et profiter du réflexe d’achat direct qu’il a établi auprès de son cœur de cible. C’est sans doute l’une des boutiques en ligne les plus réussies et cohérentes, issue d’un acteur industriel de l’alimentaire qui ne possédait pas au départ de plateforme de distribution propre.

Kronenbourg, opération Les Années qui Comptent

Autre exemple intéressant sur le même secteur : Kronenbourg. La marque de bière alsacienne s’est lancée récemment dans une campagne anniversaire remarquée : Les années qui comptent [7]. Pour ses 70 ans, Kronenbourg propose de commander une édition limitée de ses canettes métal , marquée à la date et à l’évènement de son choix. Possible donc de célébrer la victoire de son club de foot favori, la première rencontre avec ses potes ou pourquoi pas… son mariage avec une canette anniversaire personnalisée. On est là encore dans la commercialisation de l’exceptionnel et non pas dans une concurrence directe avec la distribution traditionnelle de la marque.

Bien entendu, le concept n’est pas réellement original. Les plus attentifs auront reconnu un dispositif déjà fortement médiatisé par Coca Cola ou Nutella qui ont déjà proposé canettes ou pots de pâte à tartiner frappés à son prénom….

Il a néanmoins ses vertus. Au-delà de la simple vente directe, les dispositifs proposés par Pernod Ricard ou Kronenbourg permettent surtout de nouer un contact privilégié avec les consommateurs les plus proches de la marque : ceux qui ont besoin de produits exceptionnels, ou ceux suffisamment proches pour demander une édition limitée. Ces contacts peuvent être les premiers jalons vers la constitution d’un fichier d’ambassadeurs, ou de relais de la marque sur les leviers digitaux, ou constituer une bonne base pour d’éventuels tests produit ultérieurs. Une façon de zapper la distribution ? Pas vraiment, mais une façon de, enfin, nouer un lien direct avec le consommateur !

Donnez-moi du service !

L’approche commerciale à base de séries limitées ou de produits haut-de-gamme ne correspond toutefois pas à tout le monde. Difficile de proposer une expérience « premium » quand on commercialise des yaourts ou des petits-pots pour bébé, produits basiques et à l’imaginaire réduit… Danone et Nestlé ont donc opté pour une autre approche du digital : celle du service.

L’idée est simple : valoriser sa marque et ses produits en proposant à l’internaute un service à valeur ajouté, en rapport avec les valeurs de sa propre marque et le quotidien de ses consommateurs.

Pour Danone par exemple, c’est la thématique de la nutrition qui a été retenue. Logique quand on sait que la promesse globale du groupe agro-alimentaire français est d’améliorer le monde grâce à l’alimentation [8].

DanOn, l'application nutritionnelle du groupe Danone

Résultat : une application DanOn [9], disponible sur iOS et Android, qui permet de retrouver des conseils autour de la nutrition, mais également des recettes ou des réductions sur des produits de la marque. Du contenu que Danone s’attache à personnaliser en fonction du profil de chaque utilisateur (ses goûts alimentaires, la composition de son foyer, le jour où il fait ses courses…),à ses goûts et contraintes alimentaires. Résultat, la stratégie déployée par Danone n’est pas seulement une stratégie de contenu, c’est un véritable compagnon de vie qui aide à la fois à organiser ses courses et à planifier les recettes de la semaine. DanOn penche clairement du côté du serviciel.

Club Bébé Nestlé, le service Nestlé dédié aux jeunes parents

Pour Nestlé, c’est principalement sur les jeunes parents que se concentrent les efforts de service, via le Club Bébé Nestlé [10]. A l’instar de DanOn, le site propose des recettes, des astuces et des bons de réduction dédiés aux produits d’alimentation pour bébé du groupe agroalimentaire suisse. Côté serviciel, on compte bien entendu une personnalisation des contenus en fonction de l’âge de l’enfant – du lait maternisé aux compotes et plats diversifiés – mais également la possibilité de recourir aux conseils d’une diététicienne ou de recevoir des conseils personnalisés interactifs. On n’est pas seulement dans le contenu, on est dans le coaching pour élever – au moins nutritionnellement – au mieux son enfant.

Toutes les marques alimentaires ne se prêtent bien entendu pas à cette mise en scène du service. Elle est bien plus facile à opérer quand on cible une communauté précise, avide de réponses et de conseils, ou quand on peut se vanter d’améliorer la vie de ses consommateurs. Bref, quand on peut se poser en coach !

On n’imagine assez mal une prise de parole similaire d’un grand industriel du surgelé ou d’un acteur positionné dans l’univers des friandises ou des sucreries.

Pourtant, les avantages de cette posture de conseil sont nombreux : la personnalisation du conseil est un très bon prétexte pour collecter un maximum de données personnelles et de points de contact avec ses consommateurs. Combinée à une stratégie de bons d’achat, elle permet également d’assurer une plus grande fidélité des clientèles à la marque : les promotions sont en effet ciblées en fonction du contexte de consommation (jour des courses, préférence alimentaire, âge des enfants) et ont bien plus de chance d’être utilisées en magasin. Même si les études montrent que les Français font de moins appel aux promotions dans leur quotidien [11], le levier reste puissant !

Le contenu, une vieille recette !

Et quand on n’a pas les moyens – en ressources ou en potentiel produit – de se lancer dans la création d’un service et d’une communauté ? Il reste alors la pseudo-martingale du contenu. Les stratégies de contenu sur la sphère digitale offrent l’avantage de générer de l’audience, de capter l’attention sur les réseaux sociaux ou de viser des positions de choix sur les pages de résultat des moteurs de recherche. Si bien que toutes les marques se sont mises au contenu ! Reste à savoir quel contenu produire, et comment le rendre aussi efficace que possible.

Il n’existe malheureusement pas de « recette miracle », dans la mesure où les stratégies de contenu découlent forcément de l’ADN de la marque qui émet ce contenu, et des objectifs poursuivis par celle-ci.

On laissera de côté les sempiternels recueils de recette qui représentent le niveau d’entrée du content-marketing alimentaire, même si certaines marques – comme Cointreau [12] pour revenir aux alcooliers – font des efforts pour mettre en scène de façon clairement originale leurs recettes de cocktail ou de couscous. Les exemples de stratégie de contenu réellement réussie sont en général radicaux et tirent parti d’un ADN fort ou d’une mise en scène exigeante.

Havana Cultura, le portail culturel des rhums Havana Club

L’ADN fort, c’est par exemple celui de la marque de rhum Havana Club – groupe Pernod Ricard – qui a longtemps eu besoin de marteler sa différence face à un Bacardi très agressif sur ce même secteur. Pour prôner sa différence, des origines cubaines authentiques, Havana Club a depuis longtemps investit le Web avec une approche culturelle du contenu. Via un portail Havana Cultura [13], la marque a assuré la promotion en France de la scène culturelle cubaine contemporaine et a renforcé son ADN auprès des consommateurs. A la fois riches, originaux et mis en scène de façon dynamique, ces contenus exploitent à fond les particularités du digital via des extraits sonores et vidéos des performances artistiques.

Si Havana Cultura ne communique pas directement sur la marque et le produit – loi Evin oblige également – il est totalement complémentaire du positionnement de celui-ci.

On retrouve d’ailleurs des stratégies similaires chez d’autres acteurs comme Schweppes. L’univers de contenu de la Villa Schweppes [14] contribue à installer la marque dans un univers festif et nocturne proche de ses cibles. Ici encore, le contenu contribue à la fois à l’audience – via le site et les productions Villa Schweppes – mais également au positionnement et à l’explication de la marque auprès des consommateurs. Le digital et le contenu peuvent devenir didactiques.

Et puis, il y a le divertissement pur. Poussé à son paroxysme, sans alibi culturel ou communautaire, on reconnaîtra la réussite des stratégies digitales de Fanta, et surtout d’Oasis [15], dont les prise de parole sur les réseaux sociaux contribuent à construire l‘univers de marque, et simplement à créer de la préférence au niveau de l’achat. Et c’est là que la rigueur dans le déploiement du digital devient indispensable.

On pourrait encore citer bien d’autres exemples de façons dont les marques de l’alimentaire se sont appropriées le digital. On n’a pas parlé par exemple des jeux en réalité augmentée qui peuplent les boîtes de céréales, ou des stratégies communautaires de certaines marques de smoothie. La liste pourrait être longue…

Aller au-delà du produit

Kronenbourg et sa série limitée, Danone et ses listes de course, Oasis et ses fruits… S’il fallait retenir un point commun entre ces quelques stratégies digitales, ce serait qu’elles vont toutes « au-delà du produit ».

Kronenbourg ne vend pas en ligne les mêmes canettes qu’en supermarché. Danone propose des recettes et des services qui habillent ses produits du quotidien. Oasis construit une galaxie de contenus qui projette le consommateur dans l’univers de marque… Le cœur des marques reste bien entendu la bière, le yaourt ou le jus de fruits, mais la déclinaison digitale va bien au-delà. Il s’agit bel et bien de créer une plateforme cohérente, et à forte valeur ajoutée, autour d’un produit qui est de plus en plus vécu comme une commodité.

Car comme souvent, le consommateur ne fera l’effort de venir au contact d’une marque que s’il y trouve un intérêt ou une gratification suffisante : un produit à plus forte valeur ajoutée – même si celle-ci n’est que « communicante » – un service ou un contenu… Si l’expérience digitale d’une marque alimentaire est semblable à celle vécu dans l’univers de la distribution, à quoi bon pour l’internaute, consentir à un effort de connexion ?

Reste la question de l’objectif, le but final de cette présence. La vente et l’augmentation du chiffre d’affaires ? Bien entendu, comme pour toute entreprise ! Mais on l’a vu, pour atteindre cet objectif via le déploiement d’une plateforme digitale, les tactiques sont nombreuses et souvent indirectes. Mais si les moyens sont là, les stratégies gagnantes existent. Il ne reste qu’à les imaginer et les déployer !