Le mois dernier, j’ai tué deux sites internet.

Deux blogs, dédiés au marketing et aux nouvelles technologies. Plus de 500 articles si ma mémoire ne me trompe pas. Plus de 5 années d’écriture sur les évolutions de nos métiers. Quelques giga-octets d’images et de base de données qui, il faut bien l’avouer, n’intéressaient plus réellement les foules.

Deux noms de domaine qui seront récupérés rapidement, n’en doutons pas, par quelques mineurs d’audience et chasseurs de liens.

Le mois dernier, j’ai tué deux sites Web.

Et c’est l’occasion de se poser la question de l’hygiène du Web et du rôle de notre environnement préféré dans la sauvegarde du savoir humain, mais aussi dans la sauvegarde de la planète.

CONSERVER LA MÉMOIRE DU MONDE

L’ambition de faire du Net une bibliothèque universelle ne date pas d’hier. Elle date même de bien avant son invention. Déjà, dans les premières ébauches de ce qui deviendra le Web – qu’il s’agisse du Memex [1] de Vannevar Bush dans les années 1940 ou de la volonté de mise en réseau des ordinateurs de l’ARPANET [2] – il y a cette volonté de rendre le maximum d’informations disponible à tous par l’intermédiaire des outils informatiques. C’est le Web de Tim Berners-Lee [3] en 1990 va permettre de concrétiser enfin cette ambition.

Aujourd’hui, tout se numérise, tout se sauvegarde et tout se partage, du plus noble des contenus au plus insignifiant des textes. S’il fallait lister les initiatives d’enregistrement de la connaissance humaine, un blog entier n’y suffirait pas. Dans la prolongation des travaux d’archivage initiés les siècles précédents, le Net donne accès aujourd’hui à une grande partie de la connaissance humaine.

On y trouve des textes, bien entendu, allant de l’ensemble des archives déjà numérisées un peu partout dans le monde – on ne citerait que Gallica [4] pour les archives françaises –aux partages de connaissance de la Wikipédia [5]. On y trouve des images, via là encore les fonds des plus grandes bibliothèque (par exemple, la bibliothèque du Congrès américain [6]) mais également les contributions régulières des inconnus sur les plateformes de partage d’images comme Flickr ou Instagram. On y trouve de la vidéo et du son… bref, on y trouve de tout.

madelen, la plateforme de VOD de l’INA.

Le Net, on le sait, a contribué à sauver bien des contenus et à rendre accessibles à tous bien des témoignages du génie humain. Des films oubliés retrouvent une nouvelle vie grâce au site Archives.org [7]. Les collections des grands musées mondiaux sont accessibles au plus grand monde, et sans se déplacer, grâce aux initiatives de Google [8]Et le Net s’archive également lui-même, pour ne rien perdre de son histoire grâce à la désormais célèbre WayBack Machine [9].

ET PARFOIS, OUBLIER…

Bien entendu, il y a parfois des couacs. Comme les musées [10] et les bibliothèques réelles peuvent brûler, les bibliothèques digitales peuvent elles aussi disparaître, volontairement ou non.

Ceux qui comme moi ont travaillé il y a longtemps chez un hébergeur – gratuit pour ma part – se souviennent de l’angoisse à la perte d’un serveur et de l’ensemble des données qu’il pouvait contenir. On a vu ainsi, chez MultiMania, des centaines de sites Web personnels s’effacer suite au crash d’un disque dur. Et même si le parallèle avec les disparitions majeures d’archives culturelles [11] est difficile à soutenir, ces contenus sont bien une part de la mémoire collective de l’humanité.

Au cours des dernières années, le Net a procédé à bien des suppressions de contenu, volontaires ou non. Ainsi, Tumblr a supprimé de nombreux blogs et photos lors de sa session par Yahoo! en 2018, suite à un changement de ses règles de modération et au refus d’héberger des contenus jugés pornographiques [12]. Myspace, le réseau star des musiciens qui a contribué à révéler, notamment, les Arctic Monkeys, a perdu en 2019 la quasi-intégralité des enregistrements qu’il hébergeait avant 2012 [13].

Les couacs existent. La mémoire digitale comme toute mémoire est faillible.

MARIE KONDO ET LES RÉSEAUX SOCIAUX

On ne s’y trompera pas. Si elle connaît quelques couacs, l’entreprise globale de sauvegarde du savoir de l’Humanité que représente internet est salutaire.

Mais jusqu’où est-il pertinent de conserver ou de donner accès à des archives ? La capacité sans limite du monde virtuel – sans limite car non matériel – fait qu’on ne se pose plus la question du « raisonnable ». Puisque tout est enregistrable, tout doit être enregistré. Puisque tout peut être consulté, tout doit être consultable.

On arrive alors à un paradoxe : l’information ne meurt plus.

Auchan sur YouTube, 8 ans de vidéos disponibles en ligne.

On parlera bien entendu des boîtes emails [14] qui ne désemplissent plus, mais également des comptes sociaux des grandes entreprises qui conservent, ad nauseam, une trace du passé. C’est ainsi qu’une chaîne YouTube comme celle des hypermarchés Auchan [15] garde trace des recettes de cuisine postées il y a plus de 8 ans. Certes, les recettes de Cabillaud aux vapeurs d’aneth et carottes râpées [16] sont intemporelles. Mais 8 ans après ces publications, le compte Auchan a vu passé des centaines d’autres contenus… et il y a peu de chance que les algorithmes de la plateforme vidéo de Google fassent aujourd’hui remonter cette vidéo en particulier face aux centaines d’autres recettes de cabillaud vapeur [17] qui occupent l’inventaire de YouTube. Le cabillaud d’Auchan fait partie de ces archives oubliées, qui ne servent a priori plus la marque – même si les statistiques peuvent me contredire – mais qui occupent toujours de l’espace quelque part dans un data center. Une sorte de décharge oubliée.

A l’instar de ce qu’à préconiser un temps Marie Kondō [18], ne serait-il pas pertinent de ne conserver sur les réseaux sociaux des marques uniquement les 3 contenus qui procurent réellement du bonheur ?

ÉCRIRE, MAIS PAS POUR LES HUMAINS

Mais il y a plus vicieux, il y a également le contenu qui, même périmé, est conçu pour attirer. On le sait, les algorithmes des moteurs de recherche et des réseaux sociaux s’alimentent de contenu. Plus ces contenus sont nombreux, plus ils peuvent avoir de poids dans les logiques de classement et de mise en avant des sites. C’est bien entendu loin d’être le composant principal d’un bon SEO ou d’une bonne visibilité sur les réseaux sociaux, mais c’est un argument non négligeable pour bien des marques : un site à l’inventaire important apparaît mieux dans Google qu’un site ne proposant qu’une vingtaine de pages.

C’est particulièrement vrai pour les sites de e-Commerce, qui veillent donc à renforcer leur contenu et leur inventaire pour répondre aux jeux de requêtes les plus vastes possible. Ainsi, Cultura – l’enseigne française de biens culturels et de loisirs créatifs – propose sur son site de nombreux livres dont certains sont épuisés depuis longtemps. Pour exemple :

Cultura propose à la vente des livres en rupture de stocks depuis longtemps

Un ouvrage publié en 2002 [19]. Une maison d’édition disparue en 2013 [20]. Une version de logiciel produite en 2001 et une plateforme dont l’abandon a d’ailleurs été annoncé en juillet 2017 par Adobe [21]. Cet ouvrage, et beaucoup d’autres, n’a que peu de chance d’être commandé en ligne, et encore moins de chance d’être livré en boutique. Il est épuisé et passé au pilon depuis longtemps. Cultura ne proposant pas, au contraire d’Amazon, de marketplace, il ne sera pas non plus vendu d’occasion par un tiers. Quel est alors l’intérêt de proposer, dans son catalogue, de tels contenus, si ce n’est proposer aux moteurs de recherche un maximum de contenus ?

On a déjà détaillé par le passé les stratégies du Bruit [22], consistant à produire du contenu en masse afin de satisfaire les algorithmes des moteurs de recherche et des réseaux sociaux, mais il y a autre chose derrière ces quelques exemples : il y a une incapacité du Net à se réguler.

BEAUCOUP DE NEGLIGENCE

Bien entendu, tout n’est pas que mauvaise intention parmi les quelques exemples cités plus haut. Une vidéo postée il y a 8 ans sur les réseaux sociaux, on l’oublie vite. Elle se trouve rapidement poussée tout en bas de scroll par de nouveaux contenus, plus à la mode, plus performants, plus en phase avec la marque. Le travail de production de contenu à destination des plateformes sociales est déjà si chronophage qu’on hésite à accuser les pauvres Community manager de ne pas nettoyer derrière eux.

De même, les gestionnaires des bases de données – comme celles où s’indexent les publications des principales maisons d’édition – sont là avant tout pour garantir la fraicheur du catalogue, la prompte disponibilité des futurs hits de la rentrée littéraire. Difficile de trouver le temps de nettoyer les références caduques.

Il y a beaucoup de négligence : la négligence de ne pas penser aux conséquences de ses contenus – comme on ne pense pas à la consommation d’eau en se brossant les dents – et la négligence de ne pas penser des systèmes prenant en compte leur propre fin de vie.

Il y a, à bien une réfléchir, une discipline de l’UX à imaginer : l’UX de l’hygiène digitale.

Elle consisterait à concevoir, dès les premiers pas d’un produit numérique, la façon dont celui-ci cessera d’impacter son environnement. L’effacement des données, la réduction des accès aux références disparues, la gestion des historiques inutiles… une discipline qui

MAIS AUSSI UN PEU DE MALVEILLANCE

Mais la négligence n’explique pas tout. L’industrie digitale a horreur du vide, des domaines inutilisés ou des contenus caduques. L’industrie numérique ne jette rien. Ou en tout cas pas volontairement. Tous ceux qui ont, il y a dix ou vingt ans créés des sites Internet peuvent témoigner : les sites Web ne meurent pas.

L’invasion des sites zombies

Ces deux domaines qui j’ai abandonnés le mois dernier, gageons qu’ils ne sont pas restés inutilisés longtemps. Leur historique, leur ancienneté aura attiré quelques Growth Hacker ou quelques négociant indépendant de trafic. Ces deux sites vivent désormais leur vie comme, non pas des projets éditoriaux, mais des espaces digitaux destinés à draguer des liens vers d’autres sites Web, et à diffuser de la publicité vendue au clic ou à la vue. Ils aident Google à rester indéboulonnable et à nourrir un écosystème numérique qui tourne en boucle.

Les sites web morts permettent à d’autres sites web morts de ressusciter et à générer en boucle cet Internet du Bruit.

Est-ce que cela en vaut la peine ? La logique capitaliste de la publicité digitale ne se pose pas la question : le Web vu par les référenceurs et les marketeurs n’est qu’une bulle en croissance. En croissance de domaine, en croissance de page, en croissance de publicité, en croissance de revenus… et malheureusement en croissance de stockage.

L’HYGIÈNE DU NUMÉRIQUE, LA RESPONSABILITÉ DE TOUS

Les préoccupations sont nombreuses aujourd’hui autour de l’impact de l’économie numérique sur le dérèglement climatique. Les doutes eux ne sont plus permis. On le sait, l’industrie numérique dans son ensemble – loisir et professionnel, matériel et logiciel… – pollue aujourd’hui plus que le transport aérien [23]. L’impact de nos outils digitaux en France sont l’équivalent de 6,2% de la consommation d’énergie de l’hexagone et de plus de 5% de ses émissions de gaz à effet de serre [24].

Il est inconscient, voire irresponsable, de penser que nos petits sites Web et nos vidéos ne sont qu’une goutte d’eau dans la pollution globale que subit la planète. L’industrie numérique, c’est aujourd’hui une foule de professionnels qui produisent en boucle du CO² pour une meilleure visibilité sur les moteurs de recherche et des vues supplémentaires dans les réseaux sociaux.

A l’heure où des mesures [25] pour lutter contre l’impact écologique du numérique commencent à être évoquées, comme la fin des forfaits de connexion illimités [26], il serait peut-être temps que l’industrie libérale du digital prenne des mesures d’hygiène pour sa propre sauvegarde. Et sans parler de décroissance, qu’elle apprenne à tout le moins à concevoir des outils digitaux propres et à nettoyer derrière elle.